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Kersten célébra ces perspectives par un énorme repas au mess du Q.G. Ensuite, la chaleur de juillet aidant, il alla faire une sieste.
Son profond sommeil fut interrompu par le chauffeur de Himmler. Le soldat S.S. entra chez lui comme un fou et hurla :
— Debout, docteur, debout ! Il y a eu un attentat épouvantable. Mais le Führer est vivant.
Mal réveillé et sans rien comprendre à ces cris, Kersten voulut interroger le chauffeur. Celui-ci avait déjà disparu, laissant la porte grande ouverte. Kersten bâilla, mit ses vêtements, ses chaussures et se dirigea vers le baraquement de Himmler. Il le trouva debout devant sa table de travail, occupé à feuilleter fébrilement fiches et dossiers.
— Que se passe-t-il ? demanda le docteur.
Himmler répondit rapidement, sans presque desserrer les lèvres :
— On a essayé de tuer le Führer à son Q. G… Une bombe…
Le Grand Quartier de Hitler se trouvait à quarante kilomètres de celui de Himmler. Voilà pourquoi, pensa Kersten, on n’avait pas entendu l’explosion à Hochwald.
Le Reichsführer continuait de trier en hâte des documents.
— J’ai l’ordre, dit-il, d’arrêter deux mille officiers.
— Il y a tant de coupables ? s’écria Kersten. Et vous les connaissez tous !
— Non, dit Himmler. L’auteur de l’attentat est un colonel. C’est pourquoi j’ai l’ordre formel d’arrêter deux mille officiers et je vais l’exécuter.
Himmler détacha des papiers qu’il examinait un dossier et le porta vers le coin de la pièce où se trouvait un appareil de forme singulière. Kersten en connaissait l’usage… C’était une machine destinée à déchiqueter, pulvériser et dissoudre les documents superflus. Himmler y entassa la liasse qu’il tenait et pressa un bouton. L’appareil se mit en marche.
— Que faites-vous ? demanda Kersten.
— Je détruis notre correspondance de Stockholm… on ne sait jamais…, dit le Reichsführer.
Dans ce geste, dans cette peur, Kersten vit en une seconde tous ses efforts, tous ses espoirs réduits au néant, comme l’étaient les papiers entre les dents métalliques. Il s’écria :
— Quel malheur que l’attentat n’ait pas réussi ! La route serait libre pour vous.
Himmler se retourna, comme brûlé à vif. Il y avait une expression d’égarement sur son visage. Les pommettes mongoloïdes tressautaient.
— Est-ce que vous croyez vraiment que le succès de l’attentat aurait été bon pour moi ? demanda-t-il dans un souffle.
Puis, voyant que le docteur s’apprêtait à répondre, il cria d’une voix suraiguë, hystérique :
— Non, non, taisez-vous ! Je n’ai pas le droit d’y penser. Je vous défends d’y penser ! Il est épouvantable d’avoir des pensées pareilles ! Je suis plus fidèle que jamais à mon Führer et je vais exterminer tous ses ennemis.
— Alors, dit Kersten, il vous faut tuer 90 % de votre peuple. Vous me l’avez assuré vous-même : depuis les revers militaires, il n’y a pas 20 % de la nation allemande qui soit pour Hitler.
Himmler resta silencieux. Puis, comme pour se venger de son propre désespoir, il dit avec une violence glacée :
— Je pars tout de suite dans mon avion pour Berlin. À l’aérodrome de Tempelhof m’attendent déjà Kaltenbrunner et toute son équipe. (Il serra les dents, ce qui fit saillir ses pommettes.) Nous allons nous mettre au travail sans délai.
Himmler devina sans doute le dégoût et l’horreur que soulevaient ses paroles chez Kersten. Il ajouta sèchement :
— Quant à vous, prenez le train, je vous prie, aujourd’hui même et attendez mes instructions à Hartzwalde.